Un contexte : la scène indie-rock en pleine mutation

Indie-rock, tu disais ? Oui, mais dans un monde post-pandémie où les frontières sonores tirent plus vite que leur ombre. La genèse de cette scène, autrefois marquée par le DIY et l’esprit garage, rallie désormais des influences aussi larges que troubles, du jazz post-moderne (Alfa Mist) à l’électronica lo-fi (Arlo Parks), en passant par le retour du psychédélisme (Fontaines D.C.). 2023 avait déjà vu émerger des curiosités, avec “Doggerel” des Pixies ou “Cool It Down” de Yeah Yeah Yeahs, mais cette année, un disque s’est hissé à pas feutrés en haut de la pile.

  • The Smile, composé de Thom Yorke et Jonny Greenwood (Radiohead) – la promesse d’un trouble-fête de génie
  • Sorti le 26 janvier 2024 chez XL Recordings, “Wall of Eyes” intrigue : est-on face à un projet parallèle ou à une réinvention pure et simple de l’indie-rock ?

Pourquoi “Wall of Eyes” s’impose-t-il comme l’album le plus original du moment ?

Entre hypnotisme et complexité : l’album vu à la loupe

Dès les premières mesures, on comprend que ce disque ne boxe pas dans la catégorie “indé classique”. Thom Yorke et Jonny Greenwood, bien accompagnés par Tom Skinner (Sons of Kemet), empruntent des chemins de traverse :

  • Structures déconstruites : aucun morceau ne suit vraiment le schéma couplet-refrain-poncif. Par exemple, “Read the Room” avance sur des ruptures rythmiques, des montées abruptes et des silences suspendus.
  • Instrumentation hybride : présence d’un orchestre à cordes (arrangé par London Contemporary Orchestra), électronique minimale, batterie jazz, guitares planantes et basse caoutchouteuse.
  • Dissonance harmonique : désaccords volontaires, utilisation du quart de ton sur certains passages (“Wall of Eyes”)—oser l’étrangeté, là où d’autres lissent les contours.

Un cocktail d’influences qui désarçonne mais fascine : ici, on retrouve le spleen du rock anglais, mais aussi la tension inquiète du jazz contemporain et le minimalisme à la Steve Reich.

Quelques chiffres qui parlent

  • Entrée directe n°2 au UK Albums Chart en janvier 2024 (Official Charts)
  • Plus de 8 millions d’écoutes cumulées sur Spotify en une semaine, un record pour un projet “alternatif” chez XL Recordings
  • Critique dithyrambique sur Pitchfork (8,5/10) et sur The Guardian (5 étoiles)

Le disque, loin d’être un simple exercice de style, est un manifeste. Car derrière les expérimentations, une ligne de force : chaque chanson nous laisse un goût de reviens-y, comme si la magie ne durait que suspendue à un fil fragile.

Influences et innovations : là où tout bascule

Du Radiohead, mais pas seulement…

Dire que The Smile ne ressemble qu’à Radiohead, c’est passer à côté de la richesse de l’album. Sur “Wall of Eyes”, on croise des clins d’œil à :

  • Can et le krautrock, pour certaines boucles rythmiques entêtantes (“Teleharmonic”)
  • Le folk planant de John Martyn, qui infuse des respirations acoustiques (“Friend of a Friend”)
  • La dissonance élégiaque de Steve Reich (“Under Our Pillows” fait penser à “Music for 18 Musicians” en version indie)

Plus qu’un hommage, c’est une capacité à absorber puis renouveler les codes. Entre subtilité et radicalité, c’est le genre de disque qui impose de baisser le volume du reste du monde.

Le studio, terrain de jeu et laboratoire

L’album a été enregistré en majeure partie aux studios Abbey Road, sous la houlette du producteur Sam Petts-Davies (PJ Harvey, Frank Ocean). Au programme :

  • Double prise sur certains instruments, mixages en passe-bande (la “fameuse” batterie filtrée de “Bending Hectic”)
  • Travail avec une section à cordes sur 5 titres, invitation à l’improvisation pour Tom Skinner—peu courant sur un disque de ce calibre et signant une volonté d’ouverture à l’accident.

Le résultat ? Des moments de grâce capturés à la volée, comme sur “You Know Me!”, où le pont instrumental n’existait pas lors de la première take.

La réception critique : clivage ou unanimité ?

Il y a eu la presse spécialisée, souvent sous le charme, parfois étonnée de la liberté prise (“un album qui ferait passer Kid A pour un café crème”, dixit Les Inrocks), mais aussi un élan du public indie.

  • 4,2/5 sur RateYourMusic avec plus de 4000 notations dix jours après la sortie
  • Des forums comme Reddit ou MusicBoard en ébullition, certains saluant “le retour du risque” dans la scène indie-rock
  • France Inter en a fait son disque de la semaine début février 2024

L’accueil est donc celui qui sied à un album sans concession : clivant pour les puristes du refrain, mais élu “disque de chevet” chez ceux qui attendaient autre chose qu’une redite.

Une expérience à part : cinq raisons pour lesquelles il secoue la scène indie-rock

  1. Le songwriting fluide : ici, la narration se fait entre les lignes, dans la gestion du silence et des ruptures, plutôt qu’à coups de slogans attendus.
  2. L’approche syncrétique : entre jazz, krautrock, folklore anglais et minimalisme contemporain, un disque qui refuse la facilité du “déjà entendu”.
  3. Une production radicale : le mixage met sur le devant des nuances d’habitude reléguées à l’arrière-plan, et laisse surgir le risque jusqu’au bout (pas de “fix it in the mix”, chaque incertitude vit sur la bande).
  4. L’ironie et la mélancolie des textes : Thom Yorke y parle de crises existentielles, de l’(in)humanité numérique, toujours avec la distance d’un narrateur mi-fasciné, mi-épuisé.
  5. L’impact sur la scène : de nombreux groupes émergents (citons Bar Italia ou Dry Cleaning en interviews) revendiquent déjà l’influence de ce disque sur leurs prochains travaux.

Échos et prolongations : jusqu’où l’expérimentation peut-elle aller en 2024 ?

Dans une époque où les algobots nous servent des playlists cousues main, “Wall of Eyes” fait figure de refus—ou plutôt, d’alternative radicale. Il ose, là où d’autres caressent. L’année n’est pas finie, mais peu de disques affichent une telle ambition de tout repenser, quitte à dérouter au passage.

Ce n’est pas un album fait pour plaire aux playlists du matin, ni pour rendre la vie plus “instagramable”. C’est un disque qui relance la machine mentale, qui fait lever un sourcil—parfois les deux. Et c’est ça, au fond, l’originalité : l’impression d’écouter quelque chose qui refuse la case, la case qui refuse d’exister.

Une chose est sûre : toute la scène indie-rock est désormais sommée de se réinventer ou de risquer la bousculade. Et ça n’est pas pour déplaire aux diggers en quête de vibrations nouvelles.

  • Sources : Official Charts (officialcharts.com), Pitchfork, The Guardian, Les Inrocks, France Inter, RateYourMusic, interview de Bar Italia par NME.

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