Bousculer les codes : le laboratoire musical de la nouveauté

Imagine un disque qui danserait gracieusement d’une contrée à l’autre, comme une comète traversant plusieurs galaxies musicales en un seul passage. Ce mois-ci, un tel OVNI a atterri sur les platines et dans les playlists des diggers les plus aventureux : “Liminal Spaces” de Kelela (Warp Records, 2024). Attention, pas de coller-copier indigeste, ni de fourre-tout racoleur : ici, chaque style respire, trouve sa place, fusionne jusqu’à devenir intensément organique. Pourquoi “Liminal Spaces” mérite-t-il qu’on lui donne la pleine lumière, alors que les albums fusion restent souvent condamnés à n’être “ni–ni”, ni vraiment ceci, ni tout à fait cela ? Disséquons ce mélange réussi qui titille autant les cartes mentales des critiques que le système nerveux des auditeurs.

Atterrissage : pourquoi “Liminal Spaces” sort du rang

2024 est une année dense, où l’indie-rock flirte avec l’électronique et où la soul redessine ses contours à coups de glitch digital et de folksongs déstructurées. Beaucoup tentent la greffe ; Kelela, elle, réussit la transplantation. Sur ce nouvel album, on pêche des influences à la pelle :

  • Des beats hérités de la techno de Detroit et du UK garage
  • Des harmonies aux accents r’n’b aérien, proches de Solange ou Blood Orange
  • Des textures ambient à la Boards of Canada (cf. The Guardian, 7 juin 2024)
  • Des riffs et arpèges qui auraient pu atterrir sur un disque d’Aldous Harding
Mais ici, pas d’accumulation stérile. Kelela, déjà saluée pour son album “Raven” en 2023 (6e des ventes electro/alternative en Angleterre selon l’Official Charts), propulse ce nouveau projet plus loin grâce à une direction artistique résolument hybride. Un chiffre ? Sur les 12 titres de l’album, 7 sont co-signés par des producteurs venant d’au moins trois pays différents (source : liner notes Warp Records).

Les ingrédients du mélange : ce que Kelela fait différemment

1. La maîtrise de l’équilibre

C’est un vrai numéro d’acrobate. La prod, signée entre autres par Arca et Floating Points, ne fait pas que superposer des styles : chaque sonorité a le droit d’exister, la voix de Kelela virevolte entre les nappes synthétiques sans jamais se noyer, et les breaks drum’n’bass ne viennent pas heurter les climats folk, mais les soulignent en douceur. On ressent dans “Bridge to Where” la connivence entre les textures électroniques et le lyrisme introspectif au storytelling typiquement folk.

2. La force narrative

Ici, chaque chanson est une escale. “A Room Between Worlds”, par exemple, dévoile une structure en trois actes : introduction acoustique dépouillée, section centrale à la maîtrise glitchée, puis climax soulful porté par une basse bondissante. Cette construction narrative s’inspire plus du montage cinématographique que de la structure pop à refrain-couplet-refrain chère au format radio.

3. La production internationale

La diversité des mains qui ont travaillé sur l’album a créé un objet sonore véritablement mondial, comme le souligne Resident Advisor dans sa chronique du 14 juin 2024. Et ce n’est pas juste une anecdote cosmétique : sur “Water Margin”, l’ingé son ougandais Nsasi importe une pulsation gqom discrète, tandis que “Haze Flower” est co-produit par la DJ américaine Avalon Emerson, qui truffe la piste d’easter eggs électro-retro. Résultat : la géographie du disque s’étend du Cap à Atlanta, de Londres à Berlin.

Quelques titres marquants : la playlist du frisson multigenre

  • “Bridge to Where” – Un patchwork subtil de synthé analogique à la Boards of Canada et d’accords folk rêveurs. La voix s’étire comme une lumière jaune sur un vinyl poussiéreux.
  • “A Room Between Worlds” – Electro-folk accidentée, climats ambient, progression façon road trip sans GPS.
  • “Water Margin” – Espiègle, percussive, éveillant la nostalgie des warehouse parties tout en restant introspective.
  • “Haze Flower” – La soul numérique vibre au rythme de basses élastiques et de subtiles harmonies vocodées.

L’engouement critique et public : chiffres et palmarès

Loin de ne séduire que le microcosme pointu, “Liminal Spaces” cartonne au-delà des frontières. Avec une sortie surprise orchestrée le 4 juin (modèle initié par Beyoncé en 2013 et repris ici), l’album atteint la 3e place du Top Albums Alternatifs américains en une semaine (source : Billboard, 12 juin 2024). Sur Bandcamp, il se hisse numéro 1 dans la catégorie “fusion” dès le premier week-end (Bandcamp Weekly, juin 2024).

Du côté des médias, l’accueil est dithyrambique :

  • 8.4/10 sur Pitchfork, qui salue sa “capacité à réconcilier la dance lisergique des années 90 avec la narration folk la plus brute”.
  • 4/5 chez Les Inrockuptibles (“Kelela conçoit ici un patchwork générationnel qui ne tombe jamais dans la citation creuse”).
  • Un record de 2 millions de streams sur Spotify en 48h, principalement des auditeurs entre 22 et 35 ans, selon les chiffres partagés par Universal Music France.

Mélange réussi ou chimère sonore ? Les ingrédients du “mix” qui fonctionne

Ce qui distingue cet album d’autres tentatives de cross-genre ? Une exigence radicale dans la sélection des ingrédients, mais aussi une intention claire : créer des ponts, pas des mosaïques. Le secret d’un cocktail qui ne tourne pas au vinaigre, selon Björk (entretien The Wire, février 2024), c’est “d’oser la friction, mais de toujours servir un fil narratif ou une signature émotionnelle très forte”. Kelela applique la recette à la lettre, et signe une œuvre qui ne donne jamais l’impression d’un fourre-tout.

Album cross-genre Points forts Points faibles
“Liminal Spaces” (Kelela) Équilibre stylistique, production internationale, concept narratif fort Peut dérouter les puristes de chaque genre
“A Seat At The Table” (Solange, 2016) Fusion r’n’b, jazz, soul moderne, point de vue sociétal rafraîchissant Structure parfois trop lisse
“Immunity” (Jon Hopkins, 2013) Mariage ambient-techno et accents post-rock, cohérence zen Manque de surprise hors électronique

L’expérience d’écoute : du casque au dancefloor

Il y a des albums qu’on écoute pour l’endormissement, d’autres pour la sueur moite d’un club berlinois. “Liminal Spaces” vit sur les deux axes. Certains titres (coup de cœur pour “Gossamer Tears”) oscillent entre la douceur d’un Sufjan Stevens et les textures granuleuses façon Burial, parfaits pour l’introspection. D’autres respirent l’appel du dancefloor tout en gardant assez de subtilité pour ne jamais tomber dans la démonstration : c’est le cas de “Spectra Bones”, déjà playlistée par DJ Seinfeld dans ses sets estivaux à Ibiza (cf. Resident Advisor, programmation juin 2024).

Petite anecdote : l’album a été utilisé comme bande-son d’exposition pour “Polyphonies Urbaines” à la Gaîté Lyrique (Paris) ce mois-ci, soulignant sa dimension à la fois sensorielle et transversale (source : communiqué Gaîté Lyrique, 10 juin 2024).

Pourquoi ce genre de disque fait du bien à la scène alternative

Un album comme “Liminal Spaces”, c’est plus qu’un manifeste. C’est un rappel que la musique alternative sait encore surprendre, croiser des mondes, réveiller les oreilles endormies par l’algorithme. Si la tendance du moment est à la dématérialisation et au micro-découpage des genres, ce disque prend le pari inverse : celui des grands ponts, réfléchis mais libres, entre publics et influences. De quoi donner à la scène indie la preuve qu’elle a plus d’électricité qu’un simple patchwork de nostalgies branchées.

Pour aller plus loin, c’est probablement dans ces tentatives hybrides que s’invente la pop alternative de demain — audacieuse, imprévisible, et farouchement sincère.

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